UN APERÇU HISTORIQUE
par l’historien Robert Steegmann (juillet 2020)
Contexte
Au commencement
Mutation du KL Natzweiler
De l’Histoire à la mémoire
L’ouverture du camp de concentration de Natzweiler en mai 1941 répond à une double logique. Celle du régime nazi qui enserre la population allemande dans son réseau répressif et dictatorial, et celle des projets développés par ce même régime destiné à durer mille ans et à s’étendre sur toute l’Europe.
Contexte
Pourquoi les camps ?
Le nazisme repose sur une pensée présente dès le départ. Elle se concrétise la 20 mars 1933 par l’ouverture du premier camp de concentration structuré à Dachau. D’autres suivent, ils sont consubstantiels du régime.
Trois jours après l’incendie du Reichstag, la Schutzhaft (détention de protection) est mise en place le 28 février. Elle permet de viser « tous les éléments qui, par leur comportement mettent en danger le travail de reconstruction du peuple allemand d’une manière qui menace l’Etat et le peuple. » Acte policier discrétionnaire, elle n’est soumise à aucun contrôle administratif ni judiciaire, tout comme la « détention de prévention » (Vorbeugungshaft). Est donc internable, donc écartée de la société, toute personne, sans motif précisé et sans limitation de durée. La Schutzhaft devient selon Heydrich « l’arme la plus tranchante de la Gestapo ». Son effet est immédiat.
Le camp de concentration est une structure de rétention forcée de toute personne « hostile au peuple et à l’Etat » qui « par son comportement en menace l’existence et la sécurité ». Qualifiées d’ « éléments nuisibles au peuple », ces personnes sont « internées pour des motifs de sécurité, de revendication ou de prévention. » [1] La palette des causes est ainsi suffisamment floue pour permettre tout internement. Et ce dernier est légal. Il n’y a aucun arbitraire dit-on, car l’arrestation et l’internement sont fondés sur « un mandat de détention de sécurité ou une décision d’emprisonnement formulées par la Gestapo ou par la police judiciaire. » La boucle est ainsi bouclée.
Le camp est donc une institution qui protège l’Etat et la Volksgemeinschaft (la communauté du peuple) de ses éléments dangereux ; il n’a pas pour but de tuer mais de rééduquer si possible ; et l’internement est légal. Le camp est donc, dès le départ, considéré comme un outil de gouvernance pour l’Etat nazi, lequel est défini par Alfred Rosenberg, son idéologue en titre, comme « la plus haute forme de protection de la race.[2] »
Il est ainsi logique. En effet, pour protéger la race il faut éradiquer l’ensemble de ses ennemis (communistes, juifs, etc…). Ce qui justifie la partialité de l’État. Au service du Volk (du peuple), trahi et abusé depuis trop longtemps, il doit prendre le parti du peuple – du vrai peuple –, composé d’individus de race et d’esprit sains. Le tout, joint à la négation de l’égalité des hommes et de l’affirmation de son universalité (ce qui renvoie à 1789), amène dès lors à définir le droit étant le défenseur de la vie. L’État allemand est devenu un État vital.
Pour conclure avec Rosenberg : « Il n’existe pas de droit en soi : son but est l’avènement de l’homme allemand fort, sa vocation est la protection de cet Allemand, et tout, que ce soit la vie sociale, la politique ou l’économie, doit se conformer à ce but.[3] » Pour y parvenir, les outils sont là : parti, troupes, tribunaux, police, intellectuels, et un seul chef : le Führer.
Les camps sont ainsi justifiés d’emblée par la vision nazie de l’Etat comme un élément structurant. Le Reich de 1 000 ans est en effet loin d’être un slogan de campagne électorale. C’est une redoutable mécanique visant à abattre l’ensemble de l’univers normatif dans lequel vivent les Allemands qui se met en marche en 1933, après avoir été longuement pensé, argumenté par les politiques, mais aussi, et ce n’est pas à négliger, des juristes, des médecins, des ethnologues et des philosophes (Carl Schmitt). Reposant entièrement sur la loi de la nature – laquelle distingue le fort du faible – le projet nazi s’inscrit dans le temps long.
Il est pourtant aisément réductible à trois verbes : procréer ; combattre ; régner[4].
- Procréer ce qui amène à trier les meilleurs seuls aptes à renforcer la race germanique.
- Selon le titre du documentaire diffusé en 1937 par l’office de politique raciale du NSDAP, « Alles Leben ist Kampf », la vie est un combat. La guerre est la vie, la vie est la guerre. Et le droit – Hitler parle de Gesetz au sens de la loi naturelle, de nécessité et non d’obligation morale ou procédurale – le précise dès son premier discours au Reichstag le 10 février 1933 : « Ce n’est pas pour des idées ou pour des programmes fantasmagoriques de nous vivons, non, nous vivons et nous nous battons pour le peuple allemand, pour préserver son existence, pour mener le combat qu’il doit livrer pour sa vie.[5]» Donc, point besoin de droits, de morale ou de religions : le monde est ce qu’il est, empreint de darwinisme, et il amène à combattre. Reste à qualifier l’ennemi qui est intérieur (communistes, socialistes, religieux, juifs : donc politique, social et racial) et extérieur (car l’Allemagne est entourée de pays qui dans l’Histoire ont montré la vision qu’ils en avaient).
- Régner sur l’espace conquis est désormais possible à la race germanique naturellement poussée par le Drang nach Osten (l’expansionnisme vers l’Est) et sur lequel elle peut désormais enfin dominer pour les siècles et les siècles, car il est enfin purifié.
Voilà donc brièvement résumée la théorie nazie, laquelle trouve dans les camps de concentration l’outil indispensable pour contraindre et purifier le peuple allemand en Allemagne, et ensuite, une fois le combat et la conquête en marche – donc dès l’Anschluss de 1938 – dans toute l’Europe.
Dans cette même logique, se rajoutent les camps d’extermination. La décision d’assassiner tous les Juifs d’Europe est sans doute prise le 16 décembre 1941 – et concrétisée à Wannsee le 20 janvier 1942, après avoir constaté que l’Armée Rouge résiste et que les États-Unis sont entrés en guerre. Derrière les deux puissances, agit le Juif. Mais il y a aussi une autre raison qui est sanitaire. Ne pouvant plus refouler les Juifs d’Europe, le RSHA[6] se trouve devant une masse de 11 millions de Juifs entassés dans des ghettos, affamés et en proie aux épidémies qui risquent d’infecter le corps sain germanique. Il faut les éradiquer pour éviter tout simplement la contamination, au nom de la pureté de la race.
Avant de passer au cas précis du KL Natzweiler, il nous faut aller jusqu’à la fin de l’histoire. Après avoir signé, le 19 mars 1945, un ordre de destruction systématique des infrastructures du Reich, Hitler répond à Speer qui l’interroge sur l’après :
« Si nous devons perdre la guerre, le peuple allemand lui aussi sera perdu. Il n’est pas nécessaire de prendre soin des éléments fondamentaux dont notre peuple aurait besoin pour survivre […]. Le peuple [allemand] s’est révélé être le plus faible et c’est le peuple le plus fort, celui de l’Est, et à lui exclusivement, qu’appartient l’avenir. Ce qui subsistera après cette guerre, ce ne sera de toute façon que les médiocres, car les bons seront morts.[7] »
Le peuple allemand n’a pas mérité Hitler et l’a trahi : il ne mérite donc pas de lui survivre[8]. La logique est là, terrifiante, et jusqu’au bout. Et les camps de concentration y répondent.
Au commencement
Le KL Natzweiler : la normalité est anormalité.
Cet apparent oxymore permet de pousser plus loin la réflexion et montrer en quoi Natzweiler est un camp comme les autres, mais qu’il développe en même temps des spécificités qui lui sont propres.
Une normalité concentrationnaire.
La normalité de Natzweiler est d’abord celle de son existence. Certes qualifié de « petit camp » par Josef Kramer qui le commande de 1942 à 1944, son histoire commence le 21 mai 1941, trois semaines après la date officielle de son existence dans l’ensemble concentrationnaire. 150 détenus de Sachsenhausen arrivent le 21 mai, suivis de 150 autres du même camp le 23 mai. Ils sont les constructeurs du camp, situé sur le Mont Louise, non loin du lieu-dit Le Struthof, bien connu des Strasbourgeois qui, avant la guerre, venaient y faire du ski ou de la luge, ou se promener dans les pâturages en été. Le site est choisi à la suite de la découverte d’une carrière de granite rose faite en septembre 1940 par le SS-Standartenführer Blomberg, géologue. Comme à Mauthausen, Flossenbürg, c’est l’exploitation de la pierre – donc le travail – qui détermine le lieu. Le but est d’alimenter en pierres le projet pharaonique d’Hitler, aidé par Speer, de la reconstruction de Berlin en Germania, capitale digne d’un Reich millénaire.
Normalité également le fait que le camp ouvre sur le sol alsacien. L’annexion de fait de 1940 des trois départements de l’Alsace-Moselle imprime cette logique, car tous les camps sont sur le sol allemand. De même que l’ouverture, au bas dans la vallée du camp de rééducation (Erziehungslager ou Sicherrungslager) de Vorbruck-Schirmeck. Leur proximité ne saurait pourtant amener à les confondre. Si le passage par Schirmeck fut dur pour ceux qui vont vers Schirmeck, le but, les structures, les hommes, les gardiens, ne sont pas les mêmes.
Normalité encore dans l’analyse des effectifs. 538 en 1941 ; puis 1 465 en 1942 ; 4 808 en 1943. L’augmentation est lente au regard des autres camps. En 1944, c’est l’explosion. On enregistre 24 065 arrivées de janvier à août (multiplication par huit !) et encore près de 20 000 de septembre 1944 à avril 1945. En tout, ce sont près de 52 000 détenus, hommes et femmes, qui sont passés par le KL Natzweiler, mais 35 000 à 38 000 n’ont jamais connu le camp principal. Plus d’une vingtaine de nationalités sont là, dont 35% de Polonais, 25% de Soviétiques et 14% de Français. Plus de 80% sont, selon la taxinomie en usage, catégorisés comme « politiques » ou « Schützhäftlinge » (détenus de protection).
La normalité est également celle de l’organisation des lieux. Quatorze blocks (baraquements) édifiés progressivement, la construction étant achevée en octobre 1943 avec le crématoire. Une administration et des gardiens SS logés à l’extérieur du périmètre barbelé. Le KL de Natzweiler dépend de l’Inspection générale des camps (IKL) sise à Oranienburg et dirigée par Theodor Eicke.
Normalité aussi dans la nébuleuse des kommandos qui se tisse à Natzweiler dès décembre 1942. Le système concentrationnaire se complexifie et s’étend dès 1942. La guerre sur le front russe, plus longue que prévu, oblige à un changement dans l’organisation du Reich. Cette guerre ne pouvant être perdue par les nazis, car elle est le but suprême, la guerre raciale du Germain contre le Slave derrière lequel se cache le juif (le « judéo-bolchevique »), la nécessité se fait urgence. Il faut des hommes et du matériel. Les hommes ne peuvent être que des Allemands et le matériel doit être fourni par une industrie allemande qui peut, doit et, osons le dire, ne rechigne pas à le faire. Il faut donc produire. De là, la création d’un Ministère de l’Armement et de la production de guerre confié au fidèle Albert Speer. Mais il faut des hommes pour produire.
Himmler détient la solution. Il a les hommes et le réservoir en est inépuisable, c’est l’Europe entière. De là encore, la refonte des structures au sein de la SS. Si les camps ne dépendaient jusqu’alors que du seul RSHA, c’est désormais le WVHA[9] dirigé par Oswald Pohl qui prend le dessus. À la fonction politico-répressive se rajoute donc la fonction économique des camps. Et comme on ne peut pas déplacer les usines dans les camps, le plus simple est d’ouvrir des camps annexes près des usines, les kommandos extérieurs, qui dépendent administrativement d’un camp principal devenu Hauptlager. La mutation est en cours dès 1942 dans les grands camps. Plus récent, Natzweiler n’ouvre son premier kommando qu’en décembre 1942, à Obernai. Six suivent en 1943 et au final ce sont 70 kommandos extérieurs qui dépendent de Natzweiler de part et d’autre du Rhin.
La normalité est également celle de la détention. Il y aurait ici beaucoup à dire sur une détention faite de violence, de crasse, de faim, de maladie, d’absence de soins, de transports usants, de coups, de déplacements de camp en camp, de morsures de chien (on peut rappeler que le chien SS est mieux nourri que le détenu[10]). D’entassement aussi dans des blocks toujours trop exigus. Prévu pour 3 000 hommes au maximum, le camp en compte plus que le double début septembre 1944. La dureté est encore accrue par le redoutable système de la délégation de pouvoir accordée à des détenus choisis surtout parmi les droits communs qui, moyennant des avantages, n’en sont que plus durs envers les autres. L’avantage est lié à l’efficacité.
Cette efficacité est obtenue par des règles strictes, perçues et voulues comme normales dans ce microcosme qu’est le camp. L’organisation est inscrite dans le projet nazi, dans la normalité. Rien ici n’est improvisé, mais tout répond à des normes, tant au niveau de la gestion administrative que de celle des détenus. Citons Stéphane Hessel, interné de Buchenwald :
« Nous n’étions pas en mesure de nous figurer que, loin d’être prise selon le pire arbitraire, toute décision était en réalité conforme à des procédures le plus souvent écrites et des textes précis. […] À l’impression de chaos et d’anarchie [s’oppose la réalité faite] d’un fonctionnement administratif huilé, inexorable et bureaucratique. » Plus loin, Hessel souligne qu’il n’y a dans un camp « aucune place à la spontanéité des émotions.[11]» Tout comme le soulignait déjà Primo Levi dans Si c’est un homme : « Hier ist kein warum ![12] » La règle est posée et elle fait norme, tant pour les détenus que pour les gardiens d’ailleurs. Après la guerre, ont-ils quelque chose à se reprocher, ceux qui n’ont qu’obéi aux ordres, à la règle ? Le système ne laisse place à aucun arbitraire, tout juste permet-il une appréciation personnelle de ses agents qui peuvent user – ou non – d’un pouvoir discrétionnaire[13]. Il y a donc un facteur normatif (la règle) et un facteur humain. Le camp est une société en soi et pour soi, pensée et redoutable.
Normalité toujours dans l’utilisation des lieux par les services du Reich qui profitent de la discrétion de l’endroit, interdit d’accès, pour y procéder à des exécutions. On peut rappeler celle par balles des treize jeunes réfractaires à l’incorporation de force de Ballersdorf en 1943, celle des quatre résistantes anglaises du groupe Buckmaster arrivées le 6 juillet 1944 et exécutées le soir même par injection de phénol. Et enfin, celle des 106 membres du groupe Alliance et de 35 maquisards des Vosges, la veille même de l’évacuation du camp, et dont les corps furent incinérés au crématoire.
Normalité encore par l’existence de certaines lieux et de certaines activités. Ne soyons pas étonnés de trouver dans le camp une bibliothèque riche de plus de 800 volumes ; une prison ; une horloge pour marquer le rythme du temps ; mais aussi une salle de cinéma et, comme à Auschwitz et Theresienstadt, un orchestre. Seul manque, dans ce camp, d’hommes, un bordel.
Et enfin, normalité dans le personnel. Sur ce point qui mériterait à lui seul un plus long développement, indiquons que si la garnison est peu nombreuse (200 hommes suffisent pour plus de 6 000 détenus) ce sont tous des « hommes ordinaires » selon l’expression de Christopher Browning[14]. Rares sont les perturbés pour dire simplement les choses. L’exemple le plus significatif de normalité dans l’anormalité est Josef Kramer[15]. Formé dans différents camps de concentration, passant plusieurs fois par Dachau, il a gravi les échelons avant d’être nommé commandant adjoint de Natzweiler en avril 1941, puis commandant en septembre 1942. Ce commandant, spécialiste des camps, dont la femme dit qu’il s’y est senti être un homme, qui rentré du travail vit au bord de sa piscine dans sa villa d’été à 50 mètres du camp, est muté à Birkenau en avril 1944 pour y procéder au gazage de 500 000 Juifs hongrois qui y arrivent. Il fait le travail demandé, mais demande sa mutation pour Bergen-Belsen, c’est-à-dire le mouroir final de l’ensemble des camps. Non pour des raisons de travail, mais parce que le lieu ne lui plait pas. À Belsen, selon les dires de son épouse, il se sentait mieux, car il y avait des fleurs ! N’est-ce d’ailleurs pas lui qui créa l’orchestre à Natzweiler et aussi un kommando Gärtnerei (jardinerie) pour l’entretien des espaces verts? Jugé par les Anglais à Lünenburg pour Belsen et pendu en 1946, il a été entendu pour les gazages de Natzweiler. Après une froide description des faits il conclue : « Je n’ai éprouvé aucune émotion en accomplissant ces actes. J’ai d’ailleurs été élevé comme cela. »
La messe était donc dite.
C’est donc tout cela, qu’il faudrait encore bien davantage détailler, qui est très vite pour le détenu perçu non comme une normalité, mais comme une anormalité. Anormal, car hors de toute norme imaginable, y compris celles de la guerre, dont on sait qu’elle ne fait jamais de cadeaux. Anormal aussi parce que situé dans cette Europe de la culture, de la civilisation, dans une Allemagne qui donna tant de peintres, de musiciens, d’écrivains, de philosophes, de poètes à l’humanité. Tout ceci est très vite compris par les hommes, dès leur arrivée en gare de Rothau, dans la vallée en contrebas. Les gardiens et les chiens les reçoivent. En moins de deux heures, ils sont déshabillés, rasés de tous poils, immatriculés, vêtus de bric et de broc, jetés dans un block où ils sont mêlés à d’autres avec lesquels il faudra cohabiter et communiquer. Portant un numéro matricule, ils sont effectivement devenus des Stücks, des « pièces » ou de simples unités en somme. Mourant de faim, atteints par la maladie, frappés des coups des SS, ils survivent et tentent de tenir jusqu’au lendemain.
Anormalités.
À tout cela se rajoutent des spécificités qui renforcent encore l’anormalité de Natzweiler, à commencer par le site lui-même. Le camp est situé à 800 mètres d’altitude, avec les places d’appel ouvertes aux vents du nord. Construit en terrasses successives, qui graduellement descendent vers le bas où se situe le crématoire[16], les escaliers et la pente sont des instruments de torture pour les détenus pour lesquels la mort commence souvent par les pieds (septicémie). Spécificité aussi, mais toute relative, quant à son implantation en Alsace, donc sur le sol anciennement et à nouveau français. Par contre, c’est bien en France occupée qu’est ouvert en août 1944, le kommando de Thil (Meurthe-et-Moselle).
L’année 1943 est aussi à souligner : dès septembre 1942, le camp a cessé d’être un geschlossenes Lager[17]pour devenir, à l’instar des autres camps, un Einweisungslager[18]. Il a donc gagné en normalité et, comme tous les autres camps, il peut alors recevoir des détenus venus de toute l’Europe, non obligatoirement déjà passés par un autre camp. À partir de février 1943, le camp tient son propre registre d’état-civil pour y enregistrer les morts en lieu et place de celui de la commune de Natzwiller et, en octobre, est ouvert le crématoire du camp. Incinérés auparavant au cimetière de la Robertsau à Strasbourg moyennant facturation mais aussi enregistrement dans les registres, la mort reste désormais au secret.
En effet, l’année 1943 voit de nombreux changements qui marquent l’histoire particulière du camp. En juin, arrive le premier convoi de détenus immatriculés NN (Nacht und Nebel), lesquels renforcent le caractère très politique et répressif de la détention à Natzweiler. Leur histoire est particulière. Rattachés aux décrets Keitel de 1941 et 1942, ils ne sont de loin pas les plus nombreux (environ 2 500 jusqu’en août 1944, date de la disparition de la catégorie). Mais ils y sont les plus mal lotis. Tous résistants, arrêtés dans leur pays d’origine (Norvégiens, Néerlandais, Belges et Français), ils sont sortis de leurs prisons pour entrer dans la « nuit et le brouillard », disparaissant de tout contact extérieur. Les Norvégiens sont les premiers, suivis de Néerlandais et, le 9 juillet par les premiers Français. Ces 56 Français ont marqué l’ensemble des détenus présents[19]. Ceux du 9 sont suivis des arrivées du 12 et du 15 juillet. Marqués par les deux lettres NN peintes en jaune ou en rouge sur leur veste et sur leur pantalon, les NN sont réunis dans un même block (le numéro 13), privés de tout contact avec l’extérieur (courrier, colis), privés jusqu’à la fin de l’année 1943 de tout accès au Revier pourtant situé sur la même terrasse que leur block.
Ne pouvant sortir de l’enceinte du camp et pouvant être traités encore plus durement que les autres, ils sont affectés au kommando le plus durs : le « Ravin de la mort » et surtout la Kartoffelkeller, cette « cave » creusée à même la roche, pourvue d’épais murs et de pesantes voutes en béton armé, et dont on ne sait pas encore aujourd’hui l’utilité. Soumis aux coups et la proie des chiens SS, leur mortalité est vite importante (près de la moitié sont décédés). Un document de 1944 indique que Natzweiler devait, si tout avait duré, rassembler l’ensemble de la déportation de NN.
Mais l’année 1943 est aussi celle des expérimentations médicales faites au camp en liaison avec la Reichsuniversität Straßburg (Université du Reich à Strasbourg) ouverte en octobre 1940, laquelle doit être la vitrine de la science allemande.
Si l’usage des camps « au nom de la science » n’est pas unique à celui de Natzweiler (cf. Buchenwald, Ravensbrück, Dachau, Auschwitz) il n’en reste pas moins que Natzweiler est le seul lieu où ces expériences se déroulent en liaison avec l’université nazie.
Trois éminents professeurs de médecine sollicitent et obtiennent l’usage des lieux et des hommes comme cobayes pour y pratiquer des travaux que l’on qualifiait de « médicaux et scientifiques ». Le professeur Otto Bickenbach, sur le gaz phosgène, gaz de combat, pour lequel il avait pourtant déjà trouvé l’antidote avant la guerre. Les cobayes sont des détenus allemands de droit commun et des tziganes.
Certains de ces derniers participent aussi aux recherches d’Eugen Haagen, éminent virologue, ancien de l’Institut Rockefeller à New York, de l’Institut Pasteur et de l’Institut Koch de Berlin. Inscrit sur la liste des nobélisables en 1938 pour sa contribution à la mise au point du vaccin contre le typhus exanthématique auquel son nom est encore associé (Cox-Haagen-Gildemeister), il fait venir en novembre des Tziganes de Birkenau et de Buchenwald pour perfectionner un vaccin qui ne le satisfait pas. L’ «arrivage» n’est pas jugé d’assez bonne qualité (trente détenus sont décédés à l’arrivée). Un « Umtauschtransport » ou contingent de remplacement lui est accordé début décembre. Beaucoup de ces cobayes sont promis à la mort après d’horribles souffrances, et la poursuite des expérimentations de Haagen parvient même à transmettre le typhus à l’ensemble du camp entre avril et juin 1944.
C’est pourtant principalement August Hirt que l’on retient comme l’archétype du médecin de la mort. Idéologiquement nazi (ce que n’était pas Bickenbach et encore moins Haagen), proche de l’entourage de Himmler, il terrifie ses étudiants à Strasbourg à l’institut d’anatomie. Brillant chercheur, il entre en contact avec Natzweiler par des expériences sur l’ypérite (gaz moutarde), qu’il pratique par injection.
En 1943, ce brillant anatomiste fait part de son projet, partagé avec d’autres membres de l’entourage de Himmler, de constituer une collection anatomique de spécimens de la « race judéo-bolchevique », dernier avatar de la folie nazie. Une chambre à gaz est construite, et achevée le 20 avril 1943. Elle est aussi utilisée par Bickenbach. Début août, 57 Juifs et 30 Juives, rigoureusement sélectionnés à Birkenau arrivent au camp. Placés dans le block 13 – vidé des NN et encerclé de barbelés – ils sont tous gazés, exceptée une femme qui aurait été abatttue car refusant de pénétrer dans la chambre à gaz. L’opération est menée en quatre vagues nocturnes, entre le 11 et le 19 août 1944 par le commandant Kramer qui avait cherché les sels cyanhydriques auprès de Hirt. Ces 86 ont marqué l’histoire de Natzweiler, mais ne peuvent la résumer à eux seuls. En septembre 1944, Hirt donne l’ordre de découper leurs corps encore intacts conservés dans les cuves de l’institut, d’en séparer les têtes, et de les incinérer. Il faut effacer toute trace avant la venue des Alliés. Dix-neuf corps restent dans les cuves à la Libération de Strasbourg.
Cette monstruosité est pourtant à inscrire dans le cadre d’une « normalité ». Une fois décidée et mise en pratique, la Solution Finale doit rendre l’Europe « judenfrei » ou « judenrein », indemne de judéité. Ce travail, que Himmler dans son célèbre discours de Posen en 1943 devant les élites de la SS qualifie de « dur et de plus difficile au monde[20] » – au point de justifier la mort aussi des enfants vus comme possibles vengeurs s’ils survivaient –, est vu par Hitler, dans son discours du 15 février 1942 comme un devoir des Allemands envers le passé et envers l’Histoire. Une fois l’ « œuvre » achevée, il serait nécessaire de pouvoir en prouver le bien fondé. De là, la collection anatomique qui permettrait de montrer à tous les Allemands de quoi les nazis, en toute conscience, les ont débarrassés et protégés. De là aussi la volonté de créer un musée à Prague qui rassemblerait des objets du culte juif. Ces 86 de Natzweiler sont ainsi le résumé des 5 millions d’autres.
Tout cela amène à comprendre la dureté de Natzweiler, dont le taux de mortalité s’élève, selon les calculs possibles à ce jour, à 40%, ce qui en fait – outre les camps d’extermination – le deuxième camp le plus meurtrier après Mauthausen. À partir de novembre 1944, l’espérance de vie d’un nouvel arrivant est en moyenne de trois mois.
Mutation du KL Natzweiler
La deuxième vie de Natzweiler.
Enfin, Natzweiler compte aussi par son histoire très particulière. Camp tardif (il ouvre huit ans après Dachau), il est aussi le premier camp évacué à l’Ouest (Majdanek l’est à l’Est le 23 juillet 1944). Craignant l’arrivée des Alliés qui ont débarqué le 6 juin, ordre est donné de vider le camp. Il est méthodiquement évacué en plusieurs vagues. Près de 6 000 détenus quittent le camp les 2-4 septembre 1944 vers Dachau, ou les kommandos de la rive droite du Rhin. 419 suivent le 19 septembre alors que le camp vient de recevoir les miliciens de Darnand en repli vers l’Allemagne. Seize restent sur place, et sont gardés près de l’hôtel situé en contre-bas, c’est-à-dire sur le lieu même qui vit le début du camp. Ils quittent les lieux le 22 novembre et dix en profitent pour fuir. Les kommandos de la rive gauche ont à ce moment tous été évacués.
Ici aussi, la normalité rejoint l’anormalité. Car évacuation ne signifie pas libération. Bien au contraire. Une deuxième phase de l’histoire de Natzweiler commence alors, celle d’un camp sans camp principal mais qui continue à recevoir des hommes et des femmes – pour celles-ci dans cinq camps annexes spécifiques – souvent évacués des camps plus au nord, souvent Juifs, et qui arrivent épuisés au bout de ce qui est déjà une première marche de la mort. Ils sont placés dans les kommandos, dont certains sont alors créés, toujours immatriculés par une administration qui continue à faire méticuleusement son travail depuis une petite auberge – Zum Karpfen – à Guttenbach dans la vallée du Neckar. Ils sont encore plus de 20 000 à arriver dans ces grands nœuds concentrationnaires comme celui du Neckar et celui autour de Balingen. Tous doivent travailler pour l’industrie de guerre et les malades sont transférés vers ce qui devient le camp mouroir de Vaihingen près de Ludwigsburg.
Cette deuxième histoire se termine avec leur évacuation vers le Sud, qui donne lieu à de nouvelles et terrifiantes marches de la mort. Et la normalité est toujours là. Car jusqu’au bout on y croit, jusqu’au bout on garde ces hommes, on les traine sur les routes. Et pour deux raisons. D’abord, comme le montre Ian Kershaw dans La Fin [21] parce que l’on croit la guerre toujours gagnable, mais aussi – surtout sans doute – car les tuer serait nier alors tout ce que à quoi on a cru ou au moins œuvré.
De l’Histoire à la mémoire
La vie d’après
L’histoire ne s’arrête pas là : une troisième étape s’ouvre pour Natzweiler, ou plus exactement pour le site du camp souche. Il devient dès décembre 1944 – alors même que la deuxième histoire s’écrit encore sur la rive droite du Rhin dans le cadre d’une guerre encore non achevée – un centre de rétention pour collaborateurs arrêtés par l’administration française et en attente d’instruction. D’abord centre d’internement jusqu’en novembre 1945 (dépendant du ministère de l’Intérieur), puis jusqu’en 1949 centre pénitentiaire (ministère de la Justice).
En même temps, le lieu devient lieu de mémoire et les premières commémorations s’y déroulent alors même que les internés sont là. En 1950, le sol du camp est classé. Et dans ce sol, partout, il y a des cendres mêlées. Cette même année, l’Amicale nationale des Déportés de Natzweiler-Struthof est fondée sous l’impulsion du François Faure, Compagnon de la Libération et lui-même ancien déporté en ces lieux. L’année 1951 voit le classement de la chambre à gaz et le 23 Juillet 1960, le général de Gaulle inaugure le Mémorial du camp devenu lieu national de mémoire de la déportation. Construit par l’architecte Bertrand Monnet, il présente dans une flamme en creux un homme décharné. Le bas porte l’inscription : « Aux héros et martyrs de la déportation, la France reconnaissante. »
En mauvais état, tous les barraquements à l’exception des quatre encore en place aujourd’hui sont détruits par le feu en 1954, par Paul Demange, Préfet du Bas-Rhin, ancien déporté de Neuengamme. Grâce à l’appui de l’État français et la volonté sans faille des membres de la Commission exécutive – anciens déportés et résistants – le site est transformé en lieu de mémoire et de transmission des valeurs qui animèrent les déportés et les résistants. Un musée est créé dans la première baraque. Les amicales constituées dans les différents pays d’Europe s’y retrouvent régulièrement et y organisent des cérémonies commémoratives. De même, le lien avec le monde scolaire et universitaire se tisse progressivement, faisant de Natzweiler l’un des sites les plus visités en Alsace.
Une nouvelle phase – la quatrième ? – s’ouvre alors dans une Alsace au passé toujours douloureux et toujours en conflit avec son Histoire et sa mémoire. La proximité de Schirmeck n’arrange rien et l’amalgame est toujours présent. De même, de nombreuses profanations sont commises par des néo-nazis qui, en 1976, incendient le musée. Les membres du groupe régional extrémiste Les Loups noirs ont voulu ainsi marquer leur refus de l’Histoire. La barraque et son musée sont reconstruits à l’identique en 1979.
Natzweiler reste cependant longtemps un site sans Histoire. Si, par l’engagement d’initiatives locales suscitées par des jeunes engagés dans la connaissance de leur passé, certains camps annexes situés en Allemagne commencent à être un peu mieux connus, ils le sont de manière isolée et ceux d’Alsace et Moselle sont encore ignorés, et non rattachés à un camp principal dont l’histoire n’est pas encore écrite. Il faut attendre 2003 pour que le premier travail universitaire soit fait sur la totalité du camp.
En même temps, se déroule un projet de grande ampleur sous l’égide des ministères des Armées et des Anciens combattants. Un conseil scientifique est mis en place et le lien reste maintenu avec la commission exécutive. L’ensemble aboutit, le 5 novembre 2005 à l’ouverture du Centre Européen du Résistant Déporté, inauguré par Jacques Chirac, Président de la République.
[1] Je suis ici la Zweck und Gleiderung des Konzentrationslagers publiée par le RSHA en 1941, version calquée sur le règlement de 1934 de Theodor Eicke qui chapeaute l’IKL (Inspection der Konzentrationslager).
[2] J. Chapoutot, Le meurtre de Weimar,op. cit, p. 63.
[3] Idem, p. 65.
[4] J. Chapoutot, La loi du sang, Paris, Gallimard, 2014.
[5] Hitler, Reden und Proklamationen, 1932-1945, éd. M. Domarus, Würzburg, Verlagsdruckerei Schmidt, 1962, p. 205.
[6] Reichssicherheitshauptdienst : Office central de la Sécurité du Reich.
[7] Albert Speer, Au cœur du Troisième Reich, Paris, Fayard, coll. Pluriel, 2010, p. 611.
[8] Voir Ian Kershaw, La Fin. Allemagne 1944-1945, Paris, Le Seuil, 2012.
[9] Wirtschaftsverwaltungshauptamt (Office central de l’administration économique de la SS).
[10] Robert Steegmann, Le KL-Natzweiler, op. cit.,p. 347-348.
[11] Nicolas Bertrand, L’enfer réglementé. Le régime de détention dans les camps de concentration, Paris, Perrin, 2015, préface de Stéphane Hessel, p. 14.
[12] Primo Levi, Si c’est un homme, Paris, Julliard, coll. Presses Pocket, 1987, p. 29.
[13] Sur ce point, voir les pages éclairantes de Nicolas Bertrand, op. cit. supra, pp.18-40.
[14] Christopher Browning, Des hommes ordinaires.Le 101e Bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
[15] Robert Steegmann, Le KL-Natzweiler, op. cit., p. 325-328.
[16] Voir Boris Pahor, détenu slovène, matricule 8362, in Pèlerin parmi les ombres.
[17] Camp « fermé » ne pouvant recevoir que des détenus déjà internés dans une autre structure concentrationnaire.
[18] Camp d’affectation.
[19] Robert Steegmann, Le KL-Natzweiler, op. cit., p. 59-64.
[20] Heinrich Himmler, Discours secrets, Paris, Gallimard, coll. Témoins, 1978, p. 167.
[21] Ian Keshaw, La Fin, op. cit.